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goût jeudi11 juin 2009
Le vin des amphores
Par Patricia Briel
Les premiers vins entièrement élevés en amphores de béton arrivent sur le marché. Ce contenant favorise l’expression du terroir et du fruit
C’est un chai comme on n’en a encore jamais vu. Une quarantaine de cuves ovoïdes sont alignées contre les parois. Ces amphores pansues contiennent du vin en devenir. La métaphore de la grossesse s’impose immédiatement à l’esprit. Oui, on dirait que ces cuves s’apprêtent à enfanter. La réflexion fait sourire Jean-Daniel Schlaepfer, copropriétaire du Domaine des Balisiers, à Peney, dans le canton de Genève. Ancien avocat reconverti dans le vin, il a contribué, avec d’autres vignerons suisses, français, italiens, espagnols et américains, à lancer ce nouveau contenant en 2004. Après quelques années d’essai, les premiers millésimes élevés uniquement en amphores arrivent sur le marché. Dan Schlaepfer est ravi: «Le vin a davantage de droiture, de rectitude, de minéralité et de fruit.»
La crĂ©ation de la cuve ovoĂŻde est le rĂ©sultat d’une rĂ©flexion suscitĂ©e par les changements climatiques. «Avec le rĂ©chauffement, les vins deviennent rĂ©ductifs, dit le vigneron. C’était le cas avec le millĂ©sime 99. La seule solution consistait Ă laisser le vin plus longtemps en barrique, pour le faire bĂ©nĂ©ficier d’une Âmicro-oxygĂ©nation plus longue. Mais un sĂ©jour prolongĂ© dans le bois donne au vin un cĂ´tĂ© toastĂ© et sĂ©chard. Et nous ne voulions pas utiliser les techniques de micro-oxygĂ©nation artificielles.»
Dan Schlaepfer se plonge alors dans la lecture d’un gros volume sur les méthodes de vinification des Romains, écrit par l’archéologue André Tchernia. Le livre cite le Falerne, célèbre vin de l’Antiquité. «Ce vin était élevé dans des vases vinaires de forme ovoïde, appelés dolia, poursuit le vigneron. Ils étaient enterrés dans le sable. Il n’y avait pas besoin de les poisser pour les rendre étanches. Selon les descriptions qu’en fait Pline l’Ancien, le Falerne était du jus de treille. Il n’était pas marqué par des fragrances étrangères.» Séduit par l’amphore, l’ancien avocat, qui possède également avec son associé, Gérard Pillon, le Domaine de Lauzières, en Provence, se met en quête d’un fabricant. La maison Nomblot, leader national du caveau funéraire en France, accepte de tenter l’expérience. Mais qu’ont donc en commun l’amphore et le caveau funéraire? Le béton. Celui-ci permet en effet une micro-oxygénation du vin grâce à sa porosité naturelle, ce qui empêche les phénomènes de réduction.
Une première série de prototypes de dolia est réalisée en 2004. La cuve ovoïde a la capacité de trois barriques, et donc une contenance de 675 litres. Sa forme et son gabarit ont été calculés d’après les règles du Nombre d’or (1.618), utilisé depuis l’Antiquité par des architectes, des peintres et des artistes pour réaliser des œuvres aux proportions parfaites. La cuve, en béton naturel, a été moulée sans aucun liant ou adjuvant de synthèse. Et le béton, mouillé à l’eau de source – donc sans chlore – avec des argiles et sables lavés et sélectionnés. Tout cela en totale conformité avec le cahier des charges de la viticulture biodynamique, que pratiquent Dan Schlaepfer et Gérard Pillon.
De plus, l’amphore ne contient aucune armature métallique. «Les structures métalliques, comme celles qui cerclent les barriques, provoquent des cages de Faraday. Cela empêche une bonne circulation des lies, selon le vigneron. Dans l’amphore, les lies sont remises en suspension de manière spontanée grâce aux changements de température dans le chai. De plus, leur mouvement est favorisé du fait qu’elles ne rencontrent pas d’angles. Il n’y a plus besoin de bâtonner.» Or le bâtonnage est souvent la source de transmission des brettanomyces, des bactéries qui donnent une odeur d’écurie au vin.
Enfin, la forme de la cuve favorise le mouvement brownien, qui homogénéise le travail des fluides. L’amphore est en outre d’un entretien facile, et sa durée de vie nettement supérieure à celle de la barrique. «Elle présente les avantages de l’élevage dans le bois, soit la micro-oxygénation, sans transmettre au vin des notes vanillées», dit le copropriétaire du Domaine des Balisiers.
La cuve ovoïde en béton pourrait bien devenir une arme de choix dans la guerre contre les vins technologiques. Car elle rend possible une œnologie douce et non interventionniste dont le but est d’exprimer le terroir et les notes de fruits. «Back to the roots, back to the fruits», est le slogan de Schlaepfer. Qui élève maintenant entièrement en amphores le chardonnay, le cabernet franc, le cabernet sauvignon, le gamaret et le chenin blanc. Une partie des vins du Domaine de Lauzières, en Provence, sont aussi élevés dans des cuves ovoïdes. «L’amphore est particulièrement adaptée aux cépages qui ont un fruit subtil et fragile, poursuit-il. Ce contenant fait ressortir la moindre petite fragrance.»
Limité à ses débuts à un petit noyau de vignerons, l’intérêt pour l’amphore grandit, en Suisse comme à l’étranger. Des domaines de renom l’ont adoptée. Le Domaine Cornulus, en Valais, vient de s’en procurer: «Nous avons été convaincus par des dégustations, dit Stéphane Reynard. L’amphore permet de mieux maîtriser la fermentation alcoolique et la stabilisation. Nous allons l’utiliser pour les spécialités blanches Cœur du Clos des Corbassières.» Dans le canton de Vaud, Bernard Cavé a fait un premier essai d’élevage en amphore pour le vigneron Philippe Gex avec du riesling. «On arrive à garder une belle fraîcheur sur les vins blancs malgré la deuxième fermentation», observe-t-il. Toute une gamme de spécialités blanches du millésime 2008 repose actuellement en cuves ovoïdes. Au Tessin, Christian Zündel est un des pionniers de l’amphore. Mais il ne commercialise pas encore de vin entièrement élevé dans ce contenant. Il préfère pour l’instant faire des assemblages avec du vin passé en barrique. Par ailleurs, il se montre moins convaincu des bienfaits de l’amphore pour le merlot.
«L’amphore ne convient pas à tous les cépages, admet Dan Schlaepfer. Nous ne savons pas encore si le pinot noir va s’y plaire.» Ce qui est certain, c’est que le chenin blanc des Balisiers s’y plaît. Le millésime 2006 est une merveille de pureté cristalline.
© 2009 Le Temps SA
PS Goûté et apprécié grandement du Riesling R von G 2007 de Phillipe Gex au resto ce jour